A 62 ans, Evelyne Tall a su marquer l’histoire de la finance africaine. Banquière émérite forte de 36 ans d’expérience dont une majeure partie passée à contribuer à l’édifice continental du premier groupe bancaire panafricain, elle s’est depuis lancée dans le conseil en stratégie financière dans l’objectif de susciter de nouveaux champions grâce à la mobilisation de l’investissement, tout en acceptant récemment la présidence de CGF Bourse. Très concernée par les évolutions à travers l’Afrique, aussi bien au sujet des femmes dans le monde financier, que la place de la finance dans la relance ou encore le très stratégique agenda de la Zlecaf, l’ex-numéro deux du groupe Ecobank livre, à La Tribune Afrique, ses convictions…sans concession

La Tribune Afrique  –  Considérée comme l’une des femmes les plus influentes de l’univers bancaire continental, vous avez récemment accepté la présidence de CGF Bourse au Sénégal. Qu’est-ce qui vous a motivé et comment vivez-vous cette immersion dans le secteur boursier, vous qui avez arpenté celui de la banque pendant une trentaine d’années ?

Evelyne Tall  –  Je ne sais pas si je fais partie des plus influentes du continent, mais très engagée dans la banque, je l’ai été. Toute ma vie professionnelle a été au sein de la banque. Et lorsque vous êtes dans la banque, vous dans la finance et vous êtes dans ce que j’appelle le poumon de l’économie, puisque les services financiers doivent être là, structurés, pour pouvoir permettre de financer le développement économique et social de nos pays. Et pour moi, les différents acteurs dans le système financier sont complémentaires et surtout en Afrique. Au stade de développement où on en est, plus on a d’acteurs, plus on donne le choix à des PME- PMI, à de grandes entreprises, aux Etats et à des individus pour structurer leurs financements. Le marché financier est donc complémentaire aux banques. Le marché financier comme la banque draine de l’épargne, la fait fructifier et permet à cette épargne de financer l’économie réelle. De ce fait, aller de la banque à la présidence de CGF Bourse, pour moi c’est une continuation dans les finances. D’ailleurs tous les grands groupes bancaires dans la sous-région ont des sociétés de gestion et d’intermédiation, y compris le groupe pour lequel je travaillais. Nous avons donc l’habitude de côtoyer les acteurs du marché financier.

Justement ex-directrice générale adjointe du Groupe Ecobank, vous avez été en Afrique francophone la première femme à avoir occupé une si haute fonction au sein d’un groupe bancaire aussi important. Quelle est votre plus grande leçon apprise durant ce parcours ?

… D’un groupe bancaire aussi important, on peut le dire. Mais je tiens à souligner qu’il y a une femme qui a été directeur général d’un groupe bancaire dans la sous-région. Ceci dit, nous ne sommes malheureusement pas nombreuses à avoir atteint ce niveau en Afrique de l’Ouest francophone. Mais la plus grande leçon que je retiens est que dans la vie, l’expertise et éthique peuvent permettre d’atteindre les plus hauts niveaux de décision. Mais tout cela est un parcours. Et ce parcours d’acquisition d’expertise et de mise en service de celle-ci nécessite, selon moi, de la résilience, du courage. Aller dans une entreprise transnationale et dire que nous voulions construire un groupe bancaire dans toute l’Afrique subsaharienne, à l’époque, très peu de banques qui avaient cette vision. Et je fais partie de l’équipe qui a réalisé l’expansion du groupe pour lequel je travaillais.

Il faut dire que les cercles financiers sont très masculins, surtout à mon époque. Mais pour moi, voilà la plus grande leçon. Et peut-être subsidiairement, il faut espérer qu’on soit de plus en plus nombreuses, qu’il y ait de plus en plus de femmes qui prennent ces postes de responsabilité parce que plus nous serons nombreuses à faire nos preuves, plus nous donnerons de l’espoir à des milliers de jeunes femmes qui, aujourd’hui, se posent encore des questions, et ce à juste titre d’ailleurs, sur les limites du plafond de verre.

Quelles aptitudes les femmes devraient-elles développer pour davantage briser le plafond de verre au sein des institutions financières ?

Je pense qu’il faut que les femmes se disent que jusqu’à présent, pour être maintenues dans une position, il faut qu’elles montrent qu’elles sont légitimes, plus légitimes que d’autres. Cela peut signifier travailler souvent beaucoup plus, pas forcément pour une reconnaissance immédiate. Pour moi, il est donc important de viser l’excellence pour une femme et d’avoir un très haut niveau d’éthique. Dans le même temps, il y a cette obligation que les femmes ont de la double tâche, parce qu’elles ont une vie à double facette. Et moi j’ai toujours dit que je n’ai jamais voulu être uniquement la meilleure exécutive, j’ai également toujours voulu être la meilleure fille, la meilleure sœur, la meilleure maman, la meilleure épouse, la meilleure amie et une excellente citoyenne, tout simplement pour être complète. Il faut pouvoir gérer tous les bords et avancer. C’est cela qui décourage beaucoup de femmes. Mais je pense qu’avec une bonne organisation et beaucoup de solidarité entre nous, parce qu’on n’en a pas assez, plus de femmes pourront briser ce plafond de verre, que souvent elles s’imposent elles-mêmes. Ça, il faut qu’on se dise la vérité.

Que voulez-vous dire ?

Souvent on se dit, il y a un plafond de verre, je n’y arriverai pas. Au lieu de se dire comment vais-je le briser, comment vais-je le repousser ? Donc, cela sert d’excuse pour s’arrêter et se dire : « Ok, j’ai atteint un niveau intermédiaire, c’est bon, je peux juste m’occuper de mes enfants, une fois que je les ai envoyés faire des études, j’ai construit une maison j’ai deux voitures, c’est bon ». Alors qu’il ne s’agit pas de cela. Lorsqu’on prend des responsabilités dans la vie, on a un impact sur plusieurs facettes de la société. Cela va donc au-delà de gagner de l’argent, d’avoir un titre. Que ce soit dans le monde financier, le secteur privé ou en politique, il s’agit d’avoir un impact. Si on veut avoir un impact, il n’y aura aucun plafond de verre que vous n’essaierez pas de briser. Je ne dis pas que tout le monde va y arriver, mais il faut essayer.

En plus de 30 ans de carrière, vous avez également eu des responsabilités au sein d’une multinationale bancaire comme Citibank. Dans ce milieu financier encore dominé par la gente masculine, quelle aura été finalement votre plus grosse frustration en tant que femme ?

C’est le manque de mentor. Clairement. Je n’avais pas de mentor masculin, je crois qu’ils ne savaient pas comment s’y prendre. Ils ne proposaient pas, je n’y allais pas non plus. Il n’y avait pas de femme qui pouvait me servir de modèle (peut-être qu’elles étaient dans leurs propres combats), qui pouvait se retourner et m’accompagner dans le combat que j’ai mené.

Ce que je dois dire sans aucune amertume, mais c’est une frustration, est que j’ai globalement effectué ce parcours professionnel dans une grande solitude.

Vous arborez depuis quelques années la casquette d’entrepreneur, puisque vous avez fondé votre propre société de conseil en stratégie et finance. Pour quelles raisons vous a-t-il paru nécessaire d’investir dans ce domaine (conseil) ?

Je suis un tout petit entrepreneur. Mon travail consiste à créer des entrepreneurs, les aider à se développer et créer des champions. Personnellement, j’ai besoin de transmission et pour cela il faut mettre son expertise ou mieux fédérer les expertises pour pouvoir favoriser l’investissement en Afrique, qu’il soit étranger ou local. Donc, l’ADN de ma société, c’est le partenariat. Je ne crois pas qu’il faut que j’avance seule. Au contraire, il me faut fédérer les expertises pour avoir le maximum d’impact.

A votre avis, quelles sont les plus grandes valeurs que devrait développer tout entrepreneur dans le monde de la finance, surtout en ce moment où le continent s’éveille ?

Les valeurs sont très profondes. Il ne s’agit pas d’aptitudes. Quand on parle valeurs, pour moi, l’éthique vient en premier. Il n’y a rien de durable sans éthique. Quand on a 20 ans, on se dit 60 ans c’est très loin, pourtant ça va très vite, et c’est ce que vous laisserez après votre passage qui est important. Quelles auront été les valeurs que vous avez respectées et qui ont entouré votre démarche ? J’ai parlé de courage plus haut et enfin la résilience, une valeur qu’il faut forcément développer, surtout en ces temps difficiles que le monde traverse.

Justement, l’Afrique traverse une période assez délicate de son histoire économique suite à la crise sanitaire mondiale. Alors que la relance nécessite une grande mobilisation financière, quel rôle devraient jouer banques, bourse et différentes communautés d’investisseurs pour assouplir le processus ?

Nous devons être conscient que tout cet écosystème (les banques, les investisseurs ainsi que le financement de l’investissement par la bourse) subit le contrecoup de la crise sanitaire. On a tendance à l’oublier et il faut qu’on puisse jouer la prudence. Tout en voulant aider, il faudrait avoir à l’esprit la sauvegarde autant que possible du tissu économique globale qui était déjà fragile dans nos pays avant la crise. Mais j’estime que rien de structurable et de durable ne se fera sans l’intervention des Etats. C’est le partenariat public-privé qui fonctionnera pour lever les fonds qu’il faut et faire face aux impacts de la crise.

Récemment, les experts parlent beaucoup de financement innovant comme une puissante alternative pour accélérer le redécollage de nos économies. Quelle est votre analyse à ce propos et quel sens devrait-on donner à l’innovation financière sur le continent selon vous ?

Je pense que l’Afrique est le terrain propice pour le financement innovant. Nous avons une Afrique très diverse. Nous n’avons pas une seule Afrique, nous avons 54 Afriques. Et je l’ai appris sur le terrain. Ensuite le comportement de la clientèle et des emprunteurs est différent. Il faut donc les servir de manière différente. C’est alors que le financement innovant est source de solutions. Si on regarde par exemple les produits, les services et les canaux de distribution, si nous voulons que le financement aille toucher le local, qu’il y ait un développement local, nous ne pouvons pas juste faire un financement classique, demander des garanties, … non ! Il fait pouvoir innover.

Du point de vue du financement des infrastructures, le partenariat est nécessaire. L’Etat ne peut pas tout faire. Et nous avons vu que cela a pu booster le développement des infrastructures et réduire la pression sur les budgets de l’Etat au grand bonheur des bénéficiaires et des utilisateurs de ces infrastructures.

En somme, je dirais que les banques, les marchés financiers et le secteur privé ont un rôle à jouer, mais il faut une utilisation optimale de la technologie financière. Et la technologie financière est quelque chose qui parle à l’Afrique.

Le financement par les marchés financiers trouve lentement de l’écho auprès des PME qui constituent pourtant la majorité du tissu économique africain. A un moment où la quête de financement/investissement est devenue si cruciale, comment promouvoir au mieux le financement par les marchés financiers auprès de ces entreprises ?

Le financement par les marchés financiers oblige à une discipline que les PME n’ont pas toujours. Non pas parce qu’elles ne veulent pas, mais parce que les promoteurs n’ont pas eu cette formation ou un renforcement de capacités suffisant. C’est la raison pour laquelle très vite les grandes entreprises sont allées sur les marchés financiers. Elles sont habituées à une certaine discipline, à publier des chiffres, à rendre compte et à faire preuve de transparence. Je pense qu’on ne pourra pas se passer des PME qui constituent le plus gros du tissu économique chez nous. Et il faut trouver le moyen de les faire arriver sur les marchés financiers, tout en les accompagnant. C’est ce que fait aujourd’hui la BRVM [Bourse régionale des valeurs mobilières d’Afrique de l’Ouest, NDLR]. Il y a une fenêtre pour les PME qui est en train d’être mise en place et les PME seront servies d’abord grâce au digital.

Même si nous y allons lentement, l’essentiel est d’avoir une démarche qui fera que non seulement les PME pourront avoir accès aux marchés financiers et leurs dialogues avec les banques seront facilités, puisque les banques disent ne pas comprendre le langage et vice-versa.

J’estime toutefois que n’est qu’une question de temps. On ne peut pas construire le monde en un jour et il ne faut pas se décourager. Mais fatalement, la plus grande partie de notre tissu financier devra se retrouver sur tous ces fronts, que ce soit les banques, d’autres établissements financiers, ou les marchés financiers.

La Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf) est officiellement opérationnelle depuis le 1er janvier. Que vous inspire ce projet panafricain et comment les banques, les bourses de valeurs mobilières et les investisseurs privés peuvent-ils contribuer à accélérer le processus d’opérationnalisation de cet espace commercial unique ?

C’est très important d’ouvrir les marchés et que l’investisseur (privé, banque ou autres) puisse se dire : « J’ai un marché de 200 millions d’habitants au Nigeria, mais je n’ai pas à aller qu’au Nigeria pour distribuer mes produits. J’ai à ma disposition un marché 1,2 milliards de consommateurs ». C’est ce que la Zlecaf a fait et cela change la perspective.

Mais pour moi, je l’ai dit, il y a 54 Afriques. Les banques n’ont pas attendu la Zlecaf pour se déclarer transnationales et panafricaines. Certaines l’ont fait. Je vous l’ai dit, j’ai fait partie de ce voyage chez Ecobank dans l’Est de l’Afrique et dans l’Afrique australe. Ces banques se sont accommodées à une multitude de réglementations différentes. Mais les régulateurs aussi se sont organisés pour pouvoir gérer ces banques -qui allaient d’un marché à l’autre- et être à même de consolider la surveillance bancaire. Je pense qu’en même temps qu’on ouvre ce marché de 1,2 milliard de consommateurs, il faut une consolidation, lorsqu’on ouvre un marché et on ouvre également les risques.

J’accueille la Zlecaf pour tous les secteurs économiques, parce qu’encore une fois cela change la perspective, car l’ouverture d’un marché de 1,2 milliard de consommateurs donne une échelle qui permet de multiplier et d’augmenter les niveaux d’investissement. Cependant, il faudrait que ce qu’on a prévu soit une réalité sur le terrain.

Nous avons vu des sous-ensembles tels que CEDEAO, la zone de l’Afrique de l’Est se développer. Personnellement, j’ai beaucoup voyager en voiture travers la CEDEAO, j’ai observé au niveau des frontières qu’on assiste quasiment à du harcèlement. Je suis de la sous-région, pourquoi m’arrête-t-on au niveau des frontières ? Pourtant, lorsque vous avez un visa Schengen, autant vous voyagez librement entre la France, l’Italie et la Grèce par exemple. Je trouve donc notre situation un peu dommage. Il faudrait qu’on puisse sur le terrain, changer les mentalités et qu’on puisse ouvrir l’Afrique. Cela va favoriser la concurrence, l’amélioration des services, la réduction des coûts des transactions parce qu’on aura une masse critique.

Mme Tall, un mot pour la fin ?

Je suis très intéressée par la jeunesse. Il est important que la relève féminine et masculine comprenne bien les enjeux et se focalise sur l’Afrique. Je trouve que les Africains ne connaissent pas assez leur continent. Et cela ne s’améliore pas au milieu des jeunes. Personnellement, je travaille sur une manière de transmettre, mais en masse, en créant des relations et en ouvrant les frontières (parce que j’ai toujours travaillé sans frontières), en mettant en place un réseau de jeunes Africains, qui d’abord se connaissent et mettent en commun des expertises, capitalisent là-dessus et connaissent les enjeux et défis, pour continuer la bataille du développement économique, social et inclusif dans toute l’Afrique.

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